ANET,
rapporte Théodore Duret, "possédait une vision éclatante. Les choses lui
apparaissaient en pleine lumière, avec une splendeur exceptionnelle".
Jacques-Emile Blanche, le portraitiste qui vit
exposé Le
déjeuner sur l'herbe dans
sa jeunesse (son père avait failli le lui acheter),
dit de ce tableau que ses
couleurs avaient un éclait que ne pourraient pas facilement imaginer
ceux qui ne l'ont connu que dans son état actuel (avant la deuxième
guerre mondiale). peut-être n'était-ce là qu'une illusion. car le choc
initial produit par cette oeuvre dans l'ambiance sombre du milieu du XIX
siècle fut pareil à un éclair dans le crépuscule: le monde entier était
soudain révélé dans une autre dimension. C'est cette toile, plus
peut-être qu'aucune autre, qui amena l'historien d'art Elie Faure à
remarquer que Manet fut "le premier en Europe [qui ait eu] l'audace de
mettre un ton clair sur un autre ton clair, de réduire à leur minimum
les demi-teintes, ou même de les ignorer, de supprimer presque le modelé
en juxtaposant ou en superposant des aches que cerne une ligne très
ferme, mais enlevée sur un fond débarrassé d'ombres complices".
Les innovations techniques de Manet avaient
soulevé une tempête parmi les peintres académiques. mais ce n'est pas
pour des raisons particulières que Le déjeuner sur l'herbe provoqua les
fous rires au Salon des refusés, scandalisa l'imperatrice et décida
l'empereur à décréter que la toile portait outrage à la pudeur. La
nudité du personnage féminin en premier plan n'était pas non plus en
cause, les baigneuses d'Ingres étaient plus voluptueuses, la naufragée
nue de Jules Garnier plus provocante. Non, la raison du scandale dans la
toile de manet, c'était les deux personnages masculins, tous deux
habillés comme l'étaient tous les jours les gens bien de cette époque,
et de toute évidence engagés dans une paisible conversation. Par cet
élément de caractère naturaliste, Manet avait balayé les toiles d'araignée
classiques qui, sous le couvert de l'art, masquaient la personnalité des
individus représentés; on se rend compte aujourd'hui que le fou rire fut
provoqué chez les spectateurs par la sensation d'avoir, sans le savoir,
été eux-mêmes observés. L'art avait pénetré jusque dans leur conscience.
Manet trouva quelques défenseurs loyaux parmi les
critiques. Dans Le Salon, Zacharie Astruc écrit que Manet, l'une des
plus grandes personnalités de l'époque, en était "l'éclait,
l'inspiration, la saveur piquante, l'étonnement". L'injustice, selon lui,
était si flagrant qu'il en restait confondu. Et dans La Gazette de
France parut cette remarque dont l'auteur - peut-être était-ce Delacroix
- n'est pas précisé: "Monsieur Manet a les qualités qu'il faut pour être
refusé à l'unanimité par tous les jurys du monde." Lorsque Delacroix
mourut, au mois d'août de la même année, Manet, qui suivait le cortège
funèbre, était considéré par les jeunes peintres comme leur nouveau
maître, comme celui qui incarnait leurs sentiments, jusqu'alors
incomplètement exprimés, sur ce que l'art devait être.
Le Salon des Refusés n'avait pas réussi à
atteindre son but: dans le langage d'aujourd'hui, on aurait dit qu'il
avait dépassé ses objectifs. En novembre, l'organization des Beaux-Arts
fut réformée par un décret impérial: elle cesserait désormais d'être
placée sous la direction de l'Institut de France, et celui-ci ne
nemmerait plus les professeurs de Beaux-Arts. |
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Le Salon de 1865
L'impressionnisme, en effect, a changé la
vision du monde. Malgré tous les obstacles
naturels et artificiels, il a triomphé tant
par sa valeur intrinsèque que parce qu'il
représentait la vision morale de son époque.
Les derniers privilégies, les "notables", étaient
en train de disparaître. De nouvelles couches
de la société allaient apporter leur force
de sincérité, de droiture, leur foi tenace
dans leur idéal, leur élan de liberté.
LIONELLO VENTURI
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