PHYSIOLOGIE DU REFUSÉ

      "Depuis huit jours on ne rencontre plus qu'eux.
      Ils gravissent lentement les hauteurs de la rue Pigalle ou celles de la rue d'Assas, ceux-ci portant un cadre sous le bras, ceux-là suivant une petite charrette entre les ais de laquelle une large toile se balance en grinçant: tous, d'ailleurs, ont la même physionomie d'enterrement. Aussi n'est-on pas surpris de les voir se diriger invariablement vers le cimetière Montparnasse ou vers le cimetière Montmartre.
Ce qu'ils nterrent, hélas! cést tout leur travail de l'année: peu de besogne quelquefois, mais tant d'espérance! de médiocres beautés souvent, mais un contentement si parfait! Un peu de cette vie d'artiste dont la vanité fait lajoie, quand le talent lui défaut. Tout cela va dormir sous une épitaphe uniforme: refusée! épita phe sèche, s'il en fut, et qui fait regretter les bons époux, les bons pères, les bons fils, les bons citoyens qui font de nos nécropoles des lieux si bien habités."

                            Chronique des Beaux-Arts, L'Opinion nationale, 1874


Honoré Daumier: Marche triomphale!...
Lithographie de la suite "L'Exposition Universelle" - 1855

 
Lire le texte, voir les images.
Voyez et écoutez pour une "gestalt" parfaite.

Prelude Synphonique Minstrels
Modéré (Nerveux et avec humor)



Honoré Daumier: Marche funèbre!!...
Lithographie de la suite "L'Exposition Universelle" - 1855


 
 

      L'exposition qui devait en résulter - le Salon des Refusés - promettait d'être fort amusante. Après que six cents artistes eurent retiré leurs ouvres, plutôt qu de les voir exposées à la risée de lafoule, le champ fut laisséaux éternels candidats au génie qui, Salon après Salon, présentaient leurs toiles au jury en espérant éclipser le grand Cabanel.
      Dès les premières heures de l'ouverture du Salon des Refusés, le 15 mai 1863 - certains considèrent ce jour comme une date historique - sept mille Parisiens défilèrent dans ces sept salles du Palais, et il n'y eut jamais par la suite moins de mille visiteurs par jour. Jamais une exposition d'art n'avait connu un tel succès, n'avait soulevé autant de franche hilarité e moqueries, ni causé un tel scandale. Zola raconte que les oeuvres refusées étaient magnifiquement présntées sur des cimaises garnies de serge verte, avec de hautes tentures de tapisserie encadrant les portes, des banquettes de velors rouge, et des écrans de toile blanche sous les longues verrières duplafond. Au premier abord, l'impression n'était pas différente de celle que l'on éprouvait dans le Salon principal; l'or des cadres et les taches de couleurs vives des toiles étaient les mêmes, mais il y régnait une sorte d'ambience sympathique dont le visiteur ne se rendait pas compte immédiatement. Il y faisait très chaud, une poussière fine montait du plancher, on entendait un brouhaha de conversations, quelques rires contenus. D'une manière générale et du pire, mai dégageait, dit Zola, "une bonne odeur de jeunesse, de bravoure et de passion".
      D'abord assez discret à l'entrée de la galerie, le bruit des rires sonnait plus haut à mesure qu'on avançait. Dans la trosième salle, déja, les femmes ne les étouffaient plus sous leur mouchoir, tandis que les hommes se tenaient franchement les côtes. Hilarité contagieuse d'une foule venue là dans l'intention de s'amuser, et qui s'excitait peu à peu, eclatant à propos d'un rien. Chaque toile avait un succès particulier, les gens s'appelaient d loin pour faire remarquer quelque chose d'amusant, les bons mots circulaient de bouche en bouche. Dans la dernière galerie, les rires se déchaînaient en tempête.
      La cause en était due à une toile représentant quatre personnages dans le décor d'un bois ombreux. Au premier plan, deux messieurs tout habillés, et une femme vêtue seulement de sa chamise. A côté des trois personnages assis, un panier de fruits, quelques provisionas. Le tableau s'appelait Le déjeneur sur l'herbe.
      La foule se battait pour entrer dans la dernière galerie afin d'examiner cette toile, raconte Zola, et les rires fusaient dans l'air dans une clameur grandissante, comme le grondement d'une vague avnt qu'elle ne retombe. Bien entendu, la toile qui suscita une telle hilarité deviendra l'une des plus celèbres de Manet. D'autres noms figuraient à ce Salon des refusés: Renoir, Cézanne, Pissarro, guillaumin, Monet, Jongkind, Fantin-Latour, Whistler, d'autres encore, qui parviendront plus tard à la renommée.
Les grands "R" marqués sur les brancards qui emportaient les toiles refusées ne signifiaient pas "Révolution", mais ils en étaient certainement le sigle précurseur.

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