Le travail du jury commençait le lendemain et se poursuivait pendant les vingt jours suivans. Tous les matins, les employés du Salon posaient une rangée de toiles sur le plancher, appuyées à la cimaise autour du premier étage des galeries. A une heure de l'après-mid, les quarante membres du jury, le président en tête, armé d'une sonnette, commençaient la promenade qui durait tout le rest de la journée et se prolongeait parfois tard dans la nuit. Les jugements étaient rendus debout, on bâclait le plus vite possible la besogne, les toiles apparemment les plus mauvaises étant rejetées sans vote préalable. Portant, des discussions arrêtaient parfois le groupe; on se querellait alors pendant une dizaine de minutes et on mettait la toile de côté pour la revision du soir. A ces moments-lá, deux solides employés raidissaient d'une main ferme une dizaine de mètres decorde, afin d'empêcher les membres du Comité de venir s'écraser contre les toiles. Derrière le jury marchaient soixante-dix gardiens en blouses blanches, commandés par un chef d'équipe, qui séparaient des autres les toiles refusées et les emportaient sur une "civière", a peu près comme l'auraient fai des brancardies sur un champ de bataille. Les membres du Comité avançaient ainsi petit à petit jusque tard dans la soirée, emmitouflés dans leurs paletots à col de fourrurepour se protéger des courants d'air glacés, sans un siège pour s'asseoir et sans autre interruption que la collation de trois heures. C'était en général au cours de cette pause sandwichs-petits-fours-chocolat-cognac que commençaient les marchandages. Nombre de Membres du Comité portaient sur eux de petits carnets qu'ils consultaient pour s'assurer qu'ils avaient bien rempli leurs engagements vis-à-vis de leur coterie.
     La besogne reprenait, mais dans des conditions moins pénibles, car les membres du jury allaient maintenant juger les toiles dont la hauteur était inférieure à un mètre cinquante et qui pouvaient "passer au chevalet", selon l'expression consacrée. Ils trouveraient donc des chaises, des tables et de quoi écrire; bon nombre d'entre eux relâchaient alors leur attention. Quelques-uns même commençaient à faire leur courrier, si bien que le président était souvent obligé d'agiter sa sonnette pour obtenir un vote à une majorité présentable. Par moments cependant soufflait un vent de passion parmi les membres du Comité: on se bousculait et, au lieu de décider comme d'habitude à main levée, il fallait passer au vote; on voyait alors brandir en l'air chapeaux et cannes, au-dessus des remous de l'excitation générale.
   Ce genre de tumulte pouvait se produire, par exemple, lorsque l'un des assistaints faisait remarquer qu'une toile qu'on venaite de refuser et d'abandonner aux brancardiers sous la réprobation unanime, était'en fait, "hors concours", à titre d'oeuvre de quelque grand peintre classique révéré depuis des années par l'Institut. "C'est bon, repêchez-la et portez-la aux reçus", disait le président, parmi les murmures et les ricanements des plus jeunes membres du Comité, Agitant furieusemte sa sonnette, le président criait: "Allons, Mesieurs, continuons; un peu de bonne vovlonté, je vous prie."
"Qui est-ce qui a peint cette horreur?" s'écriait-on parfois. Quel-qu'un déchiffrait alors avec difficulté: "Cézanne". "Un petit poseur qui se donne des airs de génie, sans jamais nous envoyer une toile qu'il nous soit possible d'accepter."

 

    Se trouvant pratiquement exclu du Salon, Cézanne fait appel en vain au surintendant des Beaux-Arts, pour que tous les artistes paissent présenter librement leurs oeuvres au public:
 

      Monsieur,
     J'ai eu dernièrement l'honneur devous écrire au sujet de deux toiles que le jury vient de me refuser. 
     Puisque vous ne m'avez pas encore répondu, je crois devoir insister sur les motifs qui m'ont fait m'adresser à vous. D'ailleurs, comme vous avez certainement reçu ma lettre, je n'ai pas plus besoin de répéter ici les arguments que j'ai pensé devoir vous soumettre. Je me content de vous dire de nouveau que je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n'ai pas donné moi-même mission de m'apprécier.
     Je vous écris donc pour appuyer sur ma demande. Je désire en appeler au public et être exposé quand même. Mon voeu ne me parait avoir rien d'exorbitant, et, si vous interrogiez tous les peintres qui se trouvent dans ma position, ils vous répondraient tous qu'ils renient le jury et qu'ils veulent participer d'une façon ou d'une autre à une exposition qui doit être forcément ouverte à tout travailleur sérieux.
     Que le Salon des Refusés soit donc rétabli. Dussé-je m'y trouver seul, je souhait ardemment que la foule sache au moins que je ne tiens pas plusà être confondu avec ces messieurs du jury qu'ils ne paraissent désirer être confondus avec moi.
     Je compte, Monsieur, que vous voudrez bien ne pas garder le silence. Il me semble que toute lettreconvenable mérite une réponse.
    Veuillez agréer, je vous prie, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.
                    Cézanne, lettre au comte Nieuwerkerke, Paris, 19 avril 1866

 

 

 



Gustave Doré: Entrée du Palais de l'Exposition le 31 maers 1861, dernier jour de remise des oeuvres, dessin.
 

 

 
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